mardi 24 février 2009

Crise alimentaire : des solutions existent, par Jacques Chirac

Afrique, Asie, Amérique latine, Caraïbes : la carte des "émeutes de la faim" s'étend chaque jour. Le monde est confronté au spectre des grandes famines alors même qu'il traverse une crise financière dangereuse. La cohésion, si délicate, de la communauté internationale est doublement menacée. Je le dis solennellement : cette conjonction des périls fait courir au monde un risque sans précédent.
Sans mesures d'urgence et de fond, nous assisterons à des émeutes de plus en plus violentes, à des mouvements migratoires de plus en plus incontrôlables, à des conflits de plus en plus meurtriers, à une instabilité politique croissante. Les ingrédients d'une crise majeure sont réunis et la situation peut se dégrader très vite.
Face à ce danger, la communauté internationale doit assumer ses responsabilités, toutes ses responsabilités, dans une totale coopération du Nord et du Sud.
Elle doit se mobiliser autour d'objectifs précis :
-- pour résoudre, d'abord, la question de l'urgence : le Conseil de sécurité de l'Organisation des nations unies, qui devrait se tenir au plus tôt sur la crise alimentaire mondiale, doit prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter la déstabilisation des Etats les plus menacés.
L'Europe et les Etats-Unis ont enfin annoncé le déblocage d'une aide d'urgence au profit du Programme alimentaire mondial. Je ne doute pas que les autres grandes puissances, membres du G8, pays émergents et pays de l'OPEP qui tirent des rentes exceptionnelles de l'augmentation du prix du pétrole, auront à cœur de prendre toute leur part de cet effort immédiat de solidarité;
– pour résoudre, ensuite, les problèmes structurels : je plaide depuis longtemps pour aller plus loin que les seules mesures d'urgence conjoncturelles. C'est une véritable révolution des modes de pensée et d'action en matière de développement, notamment dans le domaine agricole, qui s'impose.
PARVENIR PARTOUT À L'AUTOSUFFISANCE ALIMENTAIRE
L'offre de produits alimentaires au niveau mondial est insuffisante.
Je n'ai jamais cessé de me battre contre le gel de la production en Europe et de promouvoir le développement agricole des pays pauvres.
Il nous faudra, demain, nourrir 9 milliards d'hommes. Tout le monde se rend compte, enfin, que l'humanité a besoin de la production de toutes ses terres agricoles. L'autosuffisance alimentaire est le premier des défis à relever pour les pays en développement. Des outils existent. Nous savons tous ce qu'il faut faire : infrastructures rurales, stockage, irrigation, transport, financement des récoltes, organisation des marchés, microcrédit, etc.
L'agriculture vivrière doit être réhabilitée. Elle doit être encouragée. Elle doit être protégée, n'ayons pas peur des mots, contre une concurrence débridée des produits d'importation qui déstabilisent l'économie de ces pays et découragent les producteurs locaux.
Pour relever ce défi, il est nécessaire d'investir à la fois dans la recherche – pour développer des productions et des variétés adaptées aux nouvelles donnes du changement climatique et de la raréfaction des ressources en eau –, et dans la formation et la diffusion des techniques agricoles.
Il faut miser sur les hommes, sur les producteurs locaux, qui doivent percevoir la juste rémunération de leurs efforts. Les échanges doivent obéir à des règles équitables, respectant à la fois le consommateur et le producteur. La libre circulation des produits ne peut pas se faire au détriment des producteurs les plus fragiles.
Apporter des financements innovants et stables au développement Les besoins d'investissement sont massifs et pour longtemps. Il est vital de maintenir l'effort d'aide publique au développement et de respecter l'objectif de 0,7 % du PIB.
Il est tout aussi vital de dégager des ressources additionnelles par des financements innovants. Que n'ai-je entendu quand j'ai milité, avec mon ami le Président Lula du Brésil, pour l'idée, pourtant évidente, que le financement du développement requiert des ressources pérennes !
La taxe sur les billets d'avion a permis en 2007 de dégager plusieurs centaines de millions d'euros en faveur de l'accès aux médicaments. C'est un succès. D'autres efforts d'imagination devraient permettre de dégager rapidement les ressources nécessaires pour faire face à la crise alimentaire.
Explorons par exemple, comme le suggère le président de la Banque mondiale, M. Robert Zoellick, dans le cadre de conversations avec les fonds souverains, comment orienter une partie de leurs moyens vers des investissements productifs en Afrique. Le prochain G8 pourrait utilement consacrer une séance de travail à l'examen de cette proposition.
La contribution des financements innovants au développement des pays les plus pauvres sera une des priorités de ma fondation. Ce n'est, certes, qu'un moyen mais ayons conscience que, face au caractère inédit de la crise que nous vivons, la communauté internationale n'a d'autres choix que celui de l'imagination et de la solidarité.

Jacques Chirac, Président de la Fondation Chirac

dimanche 15 février 2009

Comment abattre « le mur de la faim » dans le monde ?

La gravité de la crise alimentaire mondiale est sans précédent et réclame des mesures d'urgence. Près d'un milliard d'êtres humains sont aujourd'hui tenaillés par la famine. En invitant à Madrid à la fin janvier les dirigeants de la planète pour un sommet en partenariat avec l'ONU sur la sécurité alimentaire, l'Espagne a pris un rôle de leader dans le combat contre la faim dans le monde. Plusieurs gouvernements donateurs proposent de mettre en commun leurs contributions financières pour aider les agriculteurs les plus démunis à produire davantage et à sortir ainsi de la pauvreté.

Ces contributions peuvent produire des effets remarquables. En Afrique, en Haïti et dans d'autres régions pauvres, les cultivateurs doivent ensemencer sans l'aide actuellement ni d'engrais ni de semences à rendement élevé. Conséquence, un cultivateur en Afrique produit une tonne de céréales par hectare, contre plus de quatre en Chine.

Avec une aide financière internationale, les agriculteurs en Afrique pourraient enfin acquérir des engrais pour augmenter leur rendement et vendre avec des plus-values leur production. Ce qui leur permettrait d'épargner afin de devenir solvable ou d'acquérir par eux-mêmes après plusieurs années des produits fertilisants nécessaires.

Aujourd'hui, il existe dans le monde un très large consensus sur la nécessité et l'extrême urgence d'augmenter les financements pour les petites exploitations agricoles (deux hectares ou moins) et pour les éleveurs pauvres. En 2008, le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, avait estimé le besoin de financement à 8 milliards de dollars environ par an, soit près de quatre fois les montants actuels, pour financer particulièrement les semences enrichies, les engrais, les systèmes d'irrigation, et la formation agricole. En outre, les pays donateurs devraient accorder plus d'aides à la recherche et au développement.

Ce sont des centres de recherche comme l'International Rice Research Institute et l'International Maize and Wheat Improvement Centre qui ont contribué à lancer la « révolution verte » en Asie du Sud-Est.

Des dizaines de pays à faible revenu et souffrant d'un déficit alimentaire ont élaboré, pour augmenter la production alimentaire des petits exploitants, des programmes d'urgence qui sont actuellement bloqués par le manque de dons. En dépit d'un effort courageux de la Banque mondiale en 2008 à travers son Programme d'intervention en réponse à la crise alimentaire mondiale (GFRP), les financements pour subvenir aux besoins urgents de ces pays sont encore insuffisants.

A titre individuel, de nombreux pays donateurs ont déclaré qu'ils sont maintenant prêts à augmenter leur aide financière en direction des petites exploitations agricoles, mais qu'ils sont à la recherche de mécanismes adéquats pour passer à l'action. Les structures d'aide actuelles ne conviennent pas. La vingtaine, ou plus, d'agences bilatérales ou multilatérales en faveur de l'agriculture sont très fragmentées et de taille insuffisante, individuellement et collectivement.

Malgré les efforts généreux de nombreux professionnels, la réponse à la crise alimentaire demeure totalement inadéquate. Les pays africains sont sans cesse, et souvent en vain, à la recherche de petites sommes nécessaires à l'achat d'engrais et de semences enrichies.

Membres d'un comité consultatif pour l'initiative espagnole, mes collègues et moi-même avons préconisé la création d'un compte unique international. Ce mécanisme, le Financial Coordination Mechanism (FCM), permettrait aux pays donateurs de centraliser leurs fonds. Ces fonds réunis permettraient aux exploitants des pays pauvres de se procurer l'engrais, les variétés de semences enrichies et les systèmes d'irrigation à petite échelle qui leur font cruellement défaut.

Les pays pauvres auraient ainsi accès à un financement rapide et anticipé émanant de ce compte unique, plutôt que de dizaines de donateurs distincts et cloisonnés. En regroupant les ressources financières en un FCM unique, les coûts de gestion des programmes d'aide pourraient être réduits au minimum, la disponibilité des flux serait assurée, et les pays pauvres n'auraient pas à poser 25 demandes pour recevoir de l'aide.

Il faut rompre avec nos habitudes. Les donateurs ont promis que l'aide à l'Afrique serait multipliée par deux d'ici à 2010, mais on est loin du compte. Il nous faut faire une percée incontestable. A la fin du mois de janvier, lorsque pays riches et pays pauvres se pencheront ensemble sur les solutions face à la crise alimentaire, Madrid pourrait s'inscrire dans l'histoire. Les vies de plus d'un milliard d'affamés en dépendent.
Jeffrey D. Sachs est professeur d'économie et dirige l'Institut de la Terre à l'université de Columbia.